"Ce que Sarkozy propose, c'est la haine de l'autre"
LE MONDE | 26.12.09 | 14h42 • Mis à jour le 26.12.09 | 15h21
Démographe et historien, Emmanuel Todd, 58 ans, est ingénieur de recherche à l'Institut national d'études démographiques (INED).
Inspirateur du thème de la fracture sociale, repris par Jacques Chirac
lors de sa campagne présidentielle de 1995, il observe depuis longtemps
la coupure entre élites et classes populaires. Il livre pour la
première fois son analyse du débat sur l'identité nationale. Sans
dissimuler sa colère. "Si vous êtes au pouvoir et que vous
n'arrivez à rien sur le plan économique, la recherche de boucs
émissaires à tout prix devient comme une seconde nature", estime-t-il.
Que vous inspire le débat sur l'identité nationale ?
Je m'en suis tenu à l'écart autant que possible, car ce débat est, à
mes yeux, vraiment pervers. Le gouvernement, à l'approche d'une
échéance électorale, propose, je dirais même impose, une thématique de
la nation contre l'islam. Je suis révulsé comme citoyen. En tant
qu'historien, j'observe comment cette thématique de l'identité
nationale a été activée par en haut, comme un projet assez cynique.
Quelle est votre analyse des enjeux de ce débat ?
Le Front national a commencé à s'incruster dans le monde ouvrier en
1986, à une époque où les élites refusaient de s'intéresser aux
problèmes posés par l'intégration des populations immigrées.
On a alors senti une anxiété qui venait du bas de la société, qui a
permis au Front national d'exister jusqu'en 2007. Comme je l'ai
souligné dans mon livre, Le Destin des immigrés (Seuil), en
1994, la carte du vote FN était statistiquement déterminée par la
présence d'immigrés d'origine maghrébine, qui cristallisaient une
anxiété spécifique en raison de problèmes anthropologiques réels, liés
à des différences de système de moeurs ou de statut de la femme.
Depuis, les tensions se sont apaisées. Tous les sondages d'opinion le
montrent : les thématiques de l'immigration, de l'islam sont en chute
libre et sont passées largement derrière les inquiétudes économiques.
La réalité de la France est qu'elle est en train de réussir son
processus d'intégration. Les populations d'origine musulmane de France
sont globalement les plus laïcisées et les plus intégrées d'Europe,
grâce à un taux élevé de mariages mixtes. Pour moi, le signe de cet
apaisement est précisément l'effondrement du Front national.
On estime généralement que c'est la politique conduite par Nicolas Sarkozy qui a fait perdre des voix au Front national...
Les sarkozystes pensent qu'ils ont récupéré l'électorat du Front
national parce qu'ils ont mené cette politique de provocation, parce
que Nicolas Sarkozy a mis le feu aux banlieues, et que les appels du
pied au FN ont été payants. Mais c'est une erreur d'interprétation. La
poussée à droite de 2007, à la suite des émeutes de banlieue de 2005,
n'était pas une confrontation sur l'immigration, mais davantage un
ressentiment anti-jeunes exprimé par une population qui vieillit.
N'oublions pas que Sarkozy est l'élu des vieux.
Comment qualifiez-vous cette droite ?
Je n'ose plus dire une droite de gouvernement. Ce n'est plus la
droite, ce n'est pas juste la droite... Extrême droite, ultra-droite ?
C'est quelque chose d'autre. Je n'ai pas de mot. Je pense de plus en
plus que le sarkozysme est une pathologie sociale et relève d'une
analyse durkheimienne - en termes d'anomie, de désintégration
religieuse, de suicide - autant que d'une analyse marxiste - en termes
de classes, avec des concepts de capital-socialisme ou d'émergence
oligarchique.
Le chef de l'Etat a assuré qu'il s'efforçait de ne pas être "sourd aux cris du peuple". Qu'en pensez-vous ?
Pour moi, c'est un pur mensonge. Dans sa tribune au Monde,
Sarkozy se gargarise du mot "peuple", il parle du peuple, au peuple.
Mais ce qu'il propose aux Français parce qu'il n'arrive pas à résoudre
les problèmes économiques du pays, c'est la haine de l'autre.
La société est très perdue mais je ne pense pas que les gens aient
de grands doutes sur leur appartenance à la France. Je suis plutôt
optimiste : quand on va vraiment au fond des choses et dans la durée,
le tempérament égalitaire des Français fait qu'ils n'en ont rien à
foutre des questions de couleur et d'origine ethnique ou religieuse !
Pourquoi, dans ces conditions, le gouvernement continue-t-il à reprendre à son compte une thématique de l'extrême droite ?
On est dans le registre de l'habitude. Sarkozy a un comportement et
un vocabulaire extrêmement brutaux vis-à-vis des gamins de banlieue ;
il les avait utilisés durant la campagne présidentielle tandis qu'il
exprimait son hostilité à l'entrée de la Turquie dans l'Union
européenne dans un langage codé pour activer le sentiment antimusulman.
Il pense que cela pourrait marcher à nouveau.
Je me demande même si la stratégie de confrontation avec les pays
musulmans - comme en Afghanistan ou sur l'Iran - n'est pas pour lui un
élément du jeu intérieur. Peut-être que les relations entre les
Hauts-de-Seine et la Seine-Saint-Denis, c'est déjà pour lui de la
politique extérieure ? On peut se poser la question...
Si vous êtes au pouvoir et que vous n'arrivez à rien sur le plan
économique, la recherche de boucs émissaires à tout prix devient comme
une seconde nature. Comme un réflexe conditionné. Mais quand on est
confronté à un pouvoir qui active les tensions entre les catégories de
citoyens français, on est quand même forcé de penser à la recherche de
boucs émissaires telle qu'elle a été pratiquée avant-guerre.
Quels sont les points de comparaison avec cette période ?
Un ministre a lui-même - c'est le retour du refoulé, c'est
l'inconscient - fait référence au nazisme. (Christian Estrosi, le 26
novembre, a déclaré : "Si, à la veille du second conflit mondial,
dans un temps où la crise économique envahissait tout, le peuple
allemand avait entrepris d'interroger sur ce qui fonde réellement
l'identité allemande, héritière des Lumières, patrie de Goethe et du
romantisme, alors peut-être, aurions-nous évité l'atroce et douloureux
naufrage de la civilisation européenne.") En manifestant
d'ailleurs une ignorance de l'histoire tout à fait extraordinaire. Car
la réalité de l'histoire allemande de l'entre-deux-guerres, c'est que
ce n'était pas qu'un débat sur l'identité nationale. La différence
était que les nazis étaient vraiment antisémites. Ils y croyaient et
ils l'ont montré. La France n'est pas du tout dans ce schéma.
Il ne faut pas faire de confusion, mais on est quand même contraint
de faire des comparaisons avec les extrêmes droites d'avant-guerre. Il
y a toutes sortes de comportements qui sont nouveaux mais qui renvoient
au passé. L'Etat se mettant à ce point au service du capital, c'est le
fascisme. L'anti-intellectualisme, la haine du système d'enseignement,
la chasse au nombre de profs, c'est aussi dans l'histoire du fascisme.
De même que la capacité à dire tout et son contraire, cette
caractéristique du sarkozysme.
La comparaison avec le fascisme, n'est-ce pas excessif ?
Il ne s'agit pas du tout de dire que c'est la même chose. Il y a de
grandes différences. Mais on est en train d'entrer dans un système
social et politique nouveau, qui correspond à une dérive vers la droite
du système, dont certains traits rappellent la montée au pouvoir de
l'extrême droite en Europe.
C'est pourtant Nicolas Sarkozy qui a nommé à des postes-clés plusieurs représentantes des filles d'immigrés...
L'habileté du sarkozysme est de fonctionner sur deux pôles : d'un
côté la haine, le ressentiment ; de l'autre la mise en scène d'actes en
faveur du culte musulman ou les nominations de Rachida Dati ou de Rama Yade
au gouvernement. La réalité, c'est que dans tous les cas la thématique
ethnique est utilisée pour faire oublier les thématiques de classe.
Propos recueillis par Jean-Baptiste de Montvalon et Sylvia Zappi